Témoignage : né en 1979
B
Boogie Brown
Bonjour
Je viens de découvrir ce site, et c'est étrange de soudainement réaliser que des espaces comme celui-là existent - en même temps, il est tout aussi étrange que je n'ai jamais songé auparavant que ça pouvait exister.
Comme indiqué dans le titre, je suis né en 1979 avec un fort strabisme convergeant et un nystagmus, accompagnés d'une hypermétropie et d'un astigmatisme. Il y a presque 35 ans, l'accompagnement était différent je pense et je me demande aujourd'hui si je pourrais être opéré à nouveau maintenant que les techniques ont dû évoluer. Je compte poser la question bientôt lors d'une consultation de suivi au CHU de Nantes.
J'ai eu mes premières lunettes à l'âge de 6 mois, et je ne les ai jamais enlevées : j'ai découvert mon environnement proche à cet âge, mes parents et mes grands parents m'ont raconté ça plein de fois, je regardais partout comme si je découvrais tout.
Opéré cinq fois, entre 5 et 12 ans, les deux dernières opérations étant consécutives de quelques heures (le chirurgien n'était pas satisfait). Aujourd'hui, je porte des lentilles de contact, depuis que j'ai 15 ans, ça fait donc presque 20 ans. J'ai un permis provisoire de 5 ans : avec correction, j'arrive à 7 avec les deux yeux, et 7 pour chaque oeil.
J'ai une scolarité de premier de la classe, toujours au premier rang. Dans une école catholique, ce qui peut-être (c'est une hypothèse) peut expliquer en partie que mes institutrices ou instituteurs étaient enclins à être gentils et facilitants avec moi. En terme strictement scolaires, je n'ai eu aucun problème durant toute ma scolarité. C'est socialement que ça a posé plus de problème.
Le fait de ne pas percevoir tout le langage non verbal du visage (au-delà d'une distance de quelques mètres) produit des effets délétères sur les personnes qui nous entoure : les signes amicaux, type regard appuyé, sourire, grimace, clin d'oeil, etc., n'obtiennent en retour qu'un visage impassible ou gêné - gêné parce que souvent on sent qu'on manque quelque chose, que quelque chose se passe, que quelque chose est transmis, mais... ça nous échappe. Le cercle vicieux étant que cette gêne occasionnée par la conscience de manquer quelque chose de l'ordre du langage non verbal pousse à l'isolement.
J'ai eu ainsi, et j'ai toujours, un goût prononcé pour la solitude, parfois à la frontière de l'isolement. Et dans ces espaces-temps où on est seul, on développe sa perception et son univers. Le mien est très centré sur l'oreille, le langage oral et la musique, et je ne serai pas étonné qu'il en soit de même pour nombre de personnes avec un problème de vision, du moins tant que la capacité d'apprendre à lire et de lire est préservée.
Bref, j'ai je crois vécu une période de dépression qui n'a jamais dit son nom, au début de l'âge adulte. Ca a duré des années, et je ne suis pas sûr en être complètement sorti, même si je pense aller bien. J'ai dû arrêter mes études pour m'engouffrer dans un besoin très fort de mieux connaître mes origines (rurales, paysannes), et j'ai quitter la grande ville pour vivre dans un hameau en colocation. Je n'ai jamais quitté le territoire depuis, ai fondé une famille et repris des études pour obtenir deux masters en trois ans, puis un travail d'enseignant spécialisé.
Le travail est important : nous appartenons aux marges en terme d'échanges sociaux, pour les raisons évoquées ci-dessus mais aussi pour d'autres effets produits par le nystagmus. Les marges sont liées aux frontières, et c'est avec une partie des marges de l'enfance, pas loin de la frontière de la folie, que j'ai trouvé le sentiment d'être à ma place. Quand on est dans un entre-deux, on est prédisposé à occuper une position de passeur. Occuper les marges est très douloureux et peut faire beaucoup souffrir. Se sentir différent, se retrouver, à son corps défendant, exclu de certaines formes de pratiques sociales par ailleurs courantes, oblige à la réflexion, à l'analyse, oblige à explorer des territoires indissociablement sociaux et individuels qui sont habituellement les "dimensions indiscutées des discussions". Du moins peut on y arriver si la dépression ne prend pas le dessus.
Je constate en parcourant rapidement le forum et le site qu'il y a beaucoup de jeunes parents qui s'inquiètent pour leurs enfants. Pour ceux qui ont des enfants dans mon cas, avec des troubles ophtalmologiques congénitaux, il y a sans doute une chose à savoir, facile à énoncer, facile à dire, mais difficile à mettre en oeuvre surtout quand les enfants grandissent.
Il s'agit de ce principe : tout faire pour que l'enfant soit *sujet* de sa trajectoire dans le monde, *sujet* de la place qu'il aura à se construire. Ne pas faire d'un enfant en situation de handicap un objet. Le soutenir dans ses choix, même si ça semble vraiment être une mauvaise décision pour vous.
Mes parents ont su faire ça (je ne leur ai pas non plus trop laissé le choix je dois dire). J'ai eu des passages difficiles, notamment à l'adolescence et à l'entrée dans l'âge adulte, et indépendamment du fait que beaucoup de personnes connaissent aussi des passages difficiles dans ces âges-là, je sais que le nystagmus a beaucoup joué dans les difficultés que j'ai pu rencontrer. Cependant j'ai toujours su pouvoir compter sur le soutien indéfectible de mes parents, et ça a joué un grand rôle pour que je puisse m'émanciper et accepter que l'être que je suis pouvait apporter quelque chose à ses semblables.
A ce stade je peux aussi ajouter qu'il a fallu également, et c'est le contrepoint du "soutien indéfectible", que j'impose une certaine indépendance à mes parents (par exemple investir un salaire d'un job d'été dans une machine à laver pour chez moi alors que ma mère voulait à tout prix que je continue à laisser mon linge chez eux...)
En tout cas accepter de vivre avec ses particularités n'est pas chose facile, même si c'est facile à décrire. En disant cela on réalise aussi que les effets consécutifs aux déficiences, aux infirmités et aux handicaps chez les personnes qui les portent ne sont que des versions on va dire biologiquement fondées d'un sentiment très largement répandu chez les humains, qui est plus socialement fondé, celui de se sentir déplacé, pas à sa place, mal à l'aise, dominé, jugé, etc.
Ce point aide je pense à ne pas trop s'enfermer dans un particularisme qui peut parfois être enfermant. Au-delà de nos différences multiples, on a quand même énormément en commun. Ce qui permet de se faire comprendre, et de comprendre les autres - ou au moins d'essayer.
Je viens de découvrir ce site, et c'est étrange de soudainement réaliser que des espaces comme celui-là existent - en même temps, il est tout aussi étrange que je n'ai jamais songé auparavant que ça pouvait exister.
Comme indiqué dans le titre, je suis né en 1979 avec un fort strabisme convergeant et un nystagmus, accompagnés d'une hypermétropie et d'un astigmatisme. Il y a presque 35 ans, l'accompagnement était différent je pense et je me demande aujourd'hui si je pourrais être opéré à nouveau maintenant que les techniques ont dû évoluer. Je compte poser la question bientôt lors d'une consultation de suivi au CHU de Nantes.
J'ai eu mes premières lunettes à l'âge de 6 mois, et je ne les ai jamais enlevées : j'ai découvert mon environnement proche à cet âge, mes parents et mes grands parents m'ont raconté ça plein de fois, je regardais partout comme si je découvrais tout.
Opéré cinq fois, entre 5 et 12 ans, les deux dernières opérations étant consécutives de quelques heures (le chirurgien n'était pas satisfait). Aujourd'hui, je porte des lentilles de contact, depuis que j'ai 15 ans, ça fait donc presque 20 ans. J'ai un permis provisoire de 5 ans : avec correction, j'arrive à 7 avec les deux yeux, et 7 pour chaque oeil.
J'ai une scolarité de premier de la classe, toujours au premier rang. Dans une école catholique, ce qui peut-être (c'est une hypothèse) peut expliquer en partie que mes institutrices ou instituteurs étaient enclins à être gentils et facilitants avec moi. En terme strictement scolaires, je n'ai eu aucun problème durant toute ma scolarité. C'est socialement que ça a posé plus de problème.
Le fait de ne pas percevoir tout le langage non verbal du visage (au-delà d'une distance de quelques mètres) produit des effets délétères sur les personnes qui nous entoure : les signes amicaux, type regard appuyé, sourire, grimace, clin d'oeil, etc., n'obtiennent en retour qu'un visage impassible ou gêné - gêné parce que souvent on sent qu'on manque quelque chose, que quelque chose se passe, que quelque chose est transmis, mais... ça nous échappe. Le cercle vicieux étant que cette gêne occasionnée par la conscience de manquer quelque chose de l'ordre du langage non verbal pousse à l'isolement.
J'ai eu ainsi, et j'ai toujours, un goût prononcé pour la solitude, parfois à la frontière de l'isolement. Et dans ces espaces-temps où on est seul, on développe sa perception et son univers. Le mien est très centré sur l'oreille, le langage oral et la musique, et je ne serai pas étonné qu'il en soit de même pour nombre de personnes avec un problème de vision, du moins tant que la capacité d'apprendre à lire et de lire est préservée.
Bref, j'ai je crois vécu une période de dépression qui n'a jamais dit son nom, au début de l'âge adulte. Ca a duré des années, et je ne suis pas sûr en être complètement sorti, même si je pense aller bien. J'ai dû arrêter mes études pour m'engouffrer dans un besoin très fort de mieux connaître mes origines (rurales, paysannes), et j'ai quitter la grande ville pour vivre dans un hameau en colocation. Je n'ai jamais quitté le territoire depuis, ai fondé une famille et repris des études pour obtenir deux masters en trois ans, puis un travail d'enseignant spécialisé.
Le travail est important : nous appartenons aux marges en terme d'échanges sociaux, pour les raisons évoquées ci-dessus mais aussi pour d'autres effets produits par le nystagmus. Les marges sont liées aux frontières, et c'est avec une partie des marges de l'enfance, pas loin de la frontière de la folie, que j'ai trouvé le sentiment d'être à ma place. Quand on est dans un entre-deux, on est prédisposé à occuper une position de passeur. Occuper les marges est très douloureux et peut faire beaucoup souffrir. Se sentir différent, se retrouver, à son corps défendant, exclu de certaines formes de pratiques sociales par ailleurs courantes, oblige à la réflexion, à l'analyse, oblige à explorer des territoires indissociablement sociaux et individuels qui sont habituellement les "dimensions indiscutées des discussions". Du moins peut on y arriver si la dépression ne prend pas le dessus.
Je constate en parcourant rapidement le forum et le site qu'il y a beaucoup de jeunes parents qui s'inquiètent pour leurs enfants. Pour ceux qui ont des enfants dans mon cas, avec des troubles ophtalmologiques congénitaux, il y a sans doute une chose à savoir, facile à énoncer, facile à dire, mais difficile à mettre en oeuvre surtout quand les enfants grandissent.
Il s'agit de ce principe : tout faire pour que l'enfant soit *sujet* de sa trajectoire dans le monde, *sujet* de la place qu'il aura à se construire. Ne pas faire d'un enfant en situation de handicap un objet. Le soutenir dans ses choix, même si ça semble vraiment être une mauvaise décision pour vous.
Mes parents ont su faire ça (je ne leur ai pas non plus trop laissé le choix je dois dire). J'ai eu des passages difficiles, notamment à l'adolescence et à l'entrée dans l'âge adulte, et indépendamment du fait que beaucoup de personnes connaissent aussi des passages difficiles dans ces âges-là, je sais que le nystagmus a beaucoup joué dans les difficultés que j'ai pu rencontrer. Cependant j'ai toujours su pouvoir compter sur le soutien indéfectible de mes parents, et ça a joué un grand rôle pour que je puisse m'émanciper et accepter que l'être que je suis pouvait apporter quelque chose à ses semblables.
A ce stade je peux aussi ajouter qu'il a fallu également, et c'est le contrepoint du "soutien indéfectible", que j'impose une certaine indépendance à mes parents (par exemple investir un salaire d'un job d'été dans une machine à laver pour chez moi alors que ma mère voulait à tout prix que je continue à laisser mon linge chez eux...)
En tout cas accepter de vivre avec ses particularités n'est pas chose facile, même si c'est facile à décrire. En disant cela on réalise aussi que les effets consécutifs aux déficiences, aux infirmités et aux handicaps chez les personnes qui les portent ne sont que des versions on va dire biologiquement fondées d'un sentiment très largement répandu chez les humains, qui est plus socialement fondé, celui de se sentir déplacé, pas à sa place, mal à l'aise, dominé, jugé, etc.
Ce point aide je pense à ne pas trop s'enfermer dans un particularisme qui peut parfois être enfermant. Au-delà de nos différences multiples, on a quand même énormément en commun. Ce qui permet de se faire comprendre, et de comprendre les autres - ou au moins d'essayer.
C
Caro
Très beau témoignage. Je retrouve pas mal de points communs avec ma fille de 7 ans. Merci !!
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